Pour répondre aux enjeux autour de la donnée et faire de la France un pays pionnier en matière d’innovation, le gouvernement a lancé en 2018 sa stratégie nationale pour l’Intelligence Artificielle (IA). Après une 1ère étape consacrée à renforcer ses capacités de recherche, 2021 a ouvert la voie à la formation et l’attraction des meilleurs talents. Un budget de 2,2Mds[1] d’euros de fonds publics et privés allait y être consacré, dont 50% serait dédié à la formation, 40% aux mesures de soutien à l’innovation et aux mesures économiques et les 10% restants aux mesures en faveur de la recherche scientifique.
En dépit de ces moyens financiers et d’un réel volontarisme, le secteur public peine encore à tirer pleinement partie du potentiel de l’IA au service de la formation de ses équipes. Par quels moyens y remédier ?
L’intelligence artificielle : un eldorado pour la formation
Comme tous les secteurs, le secteur public se doit d’accompagner l’évolution professionnelle de ses collaborateurs. Bénéficiant d’une banque de profils importants et variés, il a tout intérêt à mieux capitaliser sur ses ressources humaines pour à la fois répondre de manière optimale à ses propres besoins et aux attentes et souhaits d’évolution de ses agents. Mais le défi est de taille : comment recenser et croiser intelligemment les besoins des organisations, les appétences et les compétences des agents ? Un projet d’envergure pour l’ensemble des administrations.
Dans ce contexte, l’IA et sa capacité à extraire du sens des nombreuses données non structurées (texte notamment) et à proposer des corrélations multifactorielles complexes, constitue une opportunité majeure tant pour la gestion prévisionnelle des compétences et effectifs (GPEC) des quelques 5,7 millions d’agents de la fonction publique que pour la formation de ses futurs experts de la donnée. De fait, elle vient compenser l’embolie des services RH. Deux défis de taille attendent le secteur public sur ce front : relancer l’attractivité du secteur public grâce à une GPEC « augmentée » et intégrer pleinement l’IA dans l’ensemble de ses champs de compétences et modes opératoires (formation à l’IA, recrutement de profils IA, etc.).
Armée de l’Air et de l’espace et Armée de terre : deux belles réussites
Plusieurs administrations ont d’ores et déjà bien compris l’importance de s’appuyer sur des technologies innovantes pour capitaliser sur des savoir-faire existants et fidéliser leurs agents en restant à l’écoute des souhaits professionnels de chacun. C’est par exemple le cas de l’Armée de l’Air et de l’Espace et de l’Armée de Terre qui, dès 2020, ont accéléré leurs investissements quant à la prise en compte par l’innovation de la richesse et de la densité de profils composant leurs personnels.
Les Armées ont ainsi exploré les apports de l’IA en matière de fidélisation des militaires et d’amélioration la performance de leur gestion RH notamment via le traitement massif des données RH et des données textes très denses des comptes rendus d’entretiens annuels, comme l’illustre la mission que nous avons réalisée pour l’Armée de Terre.
Grâce notamment au Natural Language Processing (NLP), au machine learning et à la Data Vizualisation (visualisation des donénes), ils ont pu proposer des recommandations de mobilité classées par score, en croisant les compétences attendues sur les postes vacants et les compétences et appétences personnelles des agents lors du Plan annuel de mutation. Une avancée qui a permis aux Ressources humaines d’optimiser leur processus de mobilité, d’envisager des scenarii parfois contre-intuitifs et de disposer de plus de temps pour l’accompagnement personnalisé des agents. Le pari était tenu : proposer en tant qu’employeur des mobilités pertinentes tant pour satisfaire leurs propres besoins que ceux de leur personnel.
Une bonne gouvernance de la donnée : la clé du succès
Bien que le secteur public peine à recruter les profils dont il a besoin, force est de constater qu’il dispose à la base d’un large choix de compétences en interne : c’est même son plus grand atout ! Mais cette variété de profils est aussi un défi : pour mettre au point une analyse pertinente, il convient dans un premier temps d’assurer la bonne collecte et structuration de l’ensemble des données brutes disponibles et de pérenniser leur mise à jour. Cette “bonne” gouvernance de la donnée RH participe non seulement au bon fonctionnement de l’administration mais aussi, à terme, au bien-être de ses agents, susceptibles de voir leurs attentes d’évolution, de formation et de mobilité mieux prises en compte.
Sur le long terme, cette stratégie autour de la donnée peut devenir une vraie force de l’Etat et contribuer à renforcer sa marque employeur. Elle peut aussi permettre d’accélérer la transformation RH en faveur de l’évolution d’agents de l’administration vers les postes qui lui font tant défaut aujourd’hui. Car l’enjeu pour le secteur public est également de déterminer comment développer les compétences IA dont elle a besoin : cela suppose d’identifier les compétences manquantes pour (1) former certains agents intéressés à ces compétences spécifiquement et (2) attirer de nouveaux profils répondant à ces besoins pour les recruter et les fidéliser grâce à l’attractivité de ces nouvelles pratiques.
Penser différemment pour tirer son épingle du jeu
En 2020, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) a lancé le programme Talents, dont l’objectif est d’instaurer une très forte agilité entre l’ensemble des DRH et des DSI de l’Etat afin de faciliter, sur la base du volontariat et pour un besoin ponctuel, le partage des profils numériques entre administrations. Par ce biais, la fonction publique capitalise sur les talents et les compétences numériques dont elle dispose déjà et casse les barrières entre les administrations.
D’autres solutions innovantes ont vu le jour chez les acteurs publics, parapublics ou privés. C’est le cas notamment des reconversions opérées afin de renforcer les équipes dédiées aux systèmes d’information et à la valorisation des données. L’objectif ? Réallouer des profils dont les métiers se transforment, pour disposer d’une force de frappe numérique augmentée bénéficiant d’une connaissance déjà fine des métiers. Le Groupe La Poste a par exemple récemment lancé sa propre École de la donnée et de l’IA nommée « Hello Data » pour accélérer son projet de transformation numérique et former en interne ses agents – provenant y compris de branches métiers totalement néophytes – dans quatre métiers clés : data product owner, data analyst, data engineer et data scientist. Ce dispositif vient compléter les parcours internes mis en place depuis plusieurs années de sensibilisation et de formation aux enjeux et aux cas d’usage de la data : les acteurs publics gagneraient à développer ces dispositifs sans attendre.
Le CNFPT propose de son côté une formation “Big Data et Intelligence Artificielle” à destination des agents publics (DGS, DGA, DSI, cheffes et chefs de projet data, chargées et chargés de mission data ou numérique, responsables de service informatique, responsables de sécurité des systèmes d’information), afin de les aider à mieux appréhender ces sujets et à mettre en œuvre des projets au sein de leurs services.
L’enjeu est maintenant de massifier significativement les formations et reconversions d’agents en sortant un peu du mythe parfois inatteignable du chercheur en data-science : une très grande majorité des profils nécessaires pour progresser sur l’IA et la data, n’ont pas besoin d’être “medalfields”… mais apporteront énormément en tirant pleinement partie d’une double compétence Métier/Data ou SI/Data.
Démultiplier les projets technologiques d’intérêt public pour attirer les nouveaux talents
Au-delà de la gestion des compétences, le développement des compétences IA dans le secteur public nécessite d’attirer des profils externes, passionnés par l’IA et la data science, en renforçant l’attractivité des administrations par des projets mobilisateurs et l’intégration progressive de l’IA dans tous les métiers. Dès 2018, dans son étude prospective sur les impacts de la transformation numérique sur les métiers des agents publics des sphères étatique et hospitalière, la DITP a analysé les larges potentiels de transformation des métiers publics offerts par le numérique et les perspectives d’évolutions des métiers qui en découlent. La DINUM et la DITP ont également lancé des appels à manifestation d’intérêt (AMI) pour expérimenter l’IA dans les services publics et proposé un accompagnement métier et technique aux projets les plus pertinents. Ces AMI ont rencontré un franc succès, plus d’une soixantaine d’administrations issues d’un large pan de politiques publiques (santé, justice, économies et finances, ou encore environnement) ont candidaté et une communauté de plus de 400 membres a pu se constituer au sein de l’administration autour de l’IA. A travers ces AMI, les problématiques métiers relativement variées de 21 administrations lauréates seront traitées grâce à l’IA. Parmi les projets sélectionnés et accompagnés, la Direction Générale de la Santé souhaite par exemple s’appuyer sur l’IA pour “classifier automatiquement les signalements, extraire les concepts métiers pertinents et détecter des anomalies dans les signalements” tandis que la Chambre Régionale des Métiers de l’Artisanat de Nouvelle Aquitaine entend déterminer les facteurs de succès d’un artisan sur le territoire grâce au développement d’un outil d’aide et de conseils à l’implantation des entreprises artisanales.
Ces initiatives variées montrent l’appropriation progressive de l’IA par le secteur public dans les politiques dont il a la charge ainsi que dans ses modes opératoires internes, annonçant les prémices d’une période de forte innovation et de changement des pratiques. Ces projets technologiques d’intérêt public sont d’autant plus précieux qu’ils sont susceptibles d’attirer des profils sur un marché tendu : il faut donc les démultiplier et les amplifier.
Évidemment, la concurrence est difficile et les profils data/IA très convoités, mais la tendance actuelle à “la recherche de sens” des nouveaux diplômés rend l’IA au service des politiques particulièrement attractive et motivante… pour peu que les organisations valorisent l’apport réel de ces innovations aux politiques publiques et pas simplement leurs dimensions techniques.
Si le gouvernement a démontré son volontarisme politique à travers la stratégie nationale pour l’Intelligence Artificielle, il semble aujourd’hui prioritaire que le secteur public investisse pour lui-même et à long terme sur l’IA comme un véritable accélérateur des transformations précitées. Les premiers cas d’usage sur des environnements d’envergure (Armées, Direction Générale de la Santé, etc.) prouvent désormais la faisabilité de ces projets. Une chose reste néanmoins certaine : rien ne pourra se faire sans le développement de compétences associées au moyen d’une réelle politique de formation, d’acculturation ou de reconversion des agents publics. Une ambition d’envergure dont le secteur public doit s’emparer au plus vite.
Cet article a été rédigé avec l’aide de Lou Philippe et Manon Cuaresma