Ces derniers mois, difficile de trouver un cadre, tous secteurs confondus, qui ne soit pas concerné d’une manière ou d’une autre par la RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Indépendamment des degrés de conviction personnelle, et des profils de sensibilité à l’urgence climatique et sociale, le sujet semble bien décidé à rester dans les agendas, aussi bien autour de la machine à café que dans les réunions des comités exécutifs, les discussions avec les banquiers et les actionnaires, les entretiens d’embauche et les évaluations annuelles, les négociations avec les clients et les fournisseurs, etc.
Cette nouvelle réalité, positive et encourageante à bien des égards, pourrait donner l’impression que le sujet ne fait plus débat, qu’une écrasante majorité d’entre nous est maintenant engagée dans un mouvement collectif vertueux, et que la planète est enfin entre de bonnes mains.
En un mot, la « transformation durable » serait désormais bel et bien en marche, mue par une nouvelle main invisible. Le paradigme de la « Sustainability » se serait de facto imposé comme la nouvelle grammaire du monde des affaires, grâce à l’accélération des prises de conscience, au durcissement réglementaire généralisé et à la métamorphose progressive des pratiques de marché. Le cap serait fixé et tous les navires parfaitement alignés sur l’itinéraire qui mènera à bon port.
Pourtant, l’exemple récent de la Route du Rhum devrait nous inciter à plus de prudence… Et force est de constater sur le terrain que la réalité n’est pas aussi simple, avec des défis considérables à relever. Pourquoi ? Voici dix bonnes raisons d’aborder la transformation durable avec une bonne dose d’humilité et de prudence…
La RSE comporte une forte dimension culturelle, qu’il serait périlleux de vouloir minimiser, voire carrément gommer. La transformation durable impose de changer de regard sur le monde, de redécouvrir la façon dont fonctionne l’économie globale et les innombrables relations d’interdépendance qui la sous-tendent. Reconnaissons et acceptons que nos clés de lecture européennes (pas toujours aussi uniformes qu’on pourrait le penser…) peuvent s’avérer partiellement invalides (voire radicalement décalées) ailleurs dans le monde.
La RSE impose certes d’adresser des défis globaux, en nous accordant sur des cadres et des standards communs. Mais sans intelligence locale des situations, point de résultats concrets et pérennes et point de transformation durable sur le long terme.
La RSE s’accompagne d’une réelle complexité, qui impose de penser « système » et de manipuler des concepts et objets scientifiques loin d’être triviaux. Sommes-nous si nombreux à comprendre réellement le fonctionnement du cycle de l’eau, les enjeux du stockage de carbone, les principes de la régulation climatique mondiale ? Nous manquons cruellement de vulgarisateurs et de médiateurs, capables et surtout volontaires pour assurer cette interface vitale et ce dialogue (nécessairement interdisciplinaire, souvent ingrat) entre réalités scientifiques d’une part, et appropriation progressive par les opinions publiques d’autre part.
La RSE impose un effort considérable en matière d’information, de sensibilisation et de pédagogie. Sans sursimplifier les enjeux ni confondre militance et connaissance.
La RSE accélère dans un contexte de grande incertitude. Incertitude des développements technologiques, du contenu des nouvelles « règles du jeu » (socles réglementaires encore en cours d’élaboration), et même de l’acceptabilité sociale de certaines politiques publiques. Si la « transition juste » est désormais reconnue comme une priorité par une majorité de parties prenantes, les écarts de de perceptions demeurent nombreux.
Il est urgent de se projeter, d’agir, d’investir, mais l’incertitude et les risques associés ne facilitent pas les prises de décisions.
La RSE est de fait un espace polémique, où se confrontent différentes opinions et postures, idéologies et dogmatismes… Il y a vingt ans, les polémiques étaient essentiellement « externes » aux entreprises, les opposant à des « contre-pouvoir » militants. Aujourd’hui, l’expertise des ONG s’est accrue, et les polémiques s’invitent à l’intérieur même des entreprises (groupes de salariés, divergences au sein des instances de direction, etc.). La RSE et les arbitrages qu’elle impose peuvent créer des dissensus problématiques au plus haut niveau des organisations, et nécessiter d’inventer de nouveaux dispositifs de médiation, pour limiter les risques de blocage.
Le besoin de dialogue, de débat éclairé est réel ; mais il doit être fondé sur des faits objectifs, au-delà du dogmatisme et de l’idéologie.
La RSE impose de revisiter la notion de performance, autour d’une vision globale et intégrée, assurant la cohérence entre tableaux de bord financiers et extra-financiers, intégrant l’impact de l’entreprise sur son environnement, et réciproquement (double matérialité). Cet exercice délicat oblige à couvrir toutes les dimensions du management et suppose d’innover tous azimuts pour poser les fondements d’un nouveau langage commun (méthodes, indicateurs…).
En acceptant la nécessité de définir des priorités claires, car il est quasiment impossible d’être performant d’un coup dans toutes les composantes de la transformation durable.
La RSE reposera de plus en plus sur de vastes chaînes de données, dont la collecte, la vérification, le traitement, la protection imposeront de mobiliser des moyens de plus en plus coûteux. Faut-il instrumenter et mesurer « au réel » ? Se baser sur des modèles théoriques et des simulations ? Alors que la mesure des seules émissions de carbone pose des défis considérables, faisant parfois craindre un futur « Carbon gate », l’extension aux autres indicateurs environnementaux et sociaux va requérir un effort sans précédent pour faire émerger un cadre de confiance partagé. Les solutions technologiques et les modèles économiques restent en grande partie à inventer.
Le défi est de taille : répondre à la demande croissante en volume de data RSE, et peut-être demain s’appuyer au moins partiellement sur l’intelligence artificielle, sans sacrifier la qualité et la crédibilité.
La RSE devient un outil d’influence et de pouvoir, comme l’illustrent les travaux menés en parallèle par l’Europe (EFRAG) et les Etats-Unis (ISSB), pour produire les normes qui s’appliqueront à des centaines de milliers d’entreprises. A l’échelle des filières, les données RSE échangées entre fournisseurs et clients trahissent les équations de formation et de partage de la valeur, devenant ensuite naturellement des leviers de négociation susceptibles de bouleverser les rapports de force en apparence les plus établis.
Alors que le besoin de collaboration et de mutualisation est avéré en matière de RSE, on ne peut minimiser les rapports de force et les logiques de concurrence qui restent à l’œuvre.
La RSE n’est pas qu’un sujet « technique » : elle appelle le développement d’un narratif, rendant compte d’un cheminement et d’un dynamique collective d’amélioration continue. Il ne s’agit pas simplement de publier une raison d’être, un score un label, mais d’expliquer régulièrement à ses parties prenantes comment l’organisation s’est sincèrement approprié le processus de transformation durable, et comment il se déploie sur le long terme, dans le contexte propre à son secteur, à son marché et à son histoire.
Il est essentiel de prendre la parole de façon proactive pour expliquer sa démarche, valoriser les efforts entrepris et les résultats obtenus, sans tomber dans les pièges du « greenwashing ».
La RSE requiert un effort de massification. Le temps des concours internes, des recueils de bonnes pratiques, des « laboratoires » est désormais révolu. S’il faut certes poursuivre sans relâche les tests et les expérimentations, et que la composante « innovation » de la RSE demeure essentielle, les engagements pris par les CEO ne pourront se matérialiser de façon crédible que si les modalités de réplication et de déploiement des solutions « à l’échelle » sont systématiquement anticipées.
C’est à cette condition que pourra s’opérer la véritable transformation durable, en affrontant avec courage et lucidité les nombreux écueils opérationnels qui ne manqueront pas de se manifester en cours de route.
Enfin, la RSE requiert un leadership, interne et externe. Il est fondamental pour les équipes dirigeantes de participer toujours plus activement au débat public, mais aussi de stimuler au sein même des organisations l’émergence des strates de leadership intermédiaires, capables de relayer les messages et d’assurer la mise en mouvement pérenne du collectif.
Face à l’ampleur de la tâche, au manque de compétences disponibles et à l’exposition de plus en plus forte des sujets concernés, la tentation peut être grande d’attendre qu’un(e) collègue, un autre département, une autre fonction se positionne. Pourtant, il est urgent de prendre la main pour ne pas subir, sans sous-estimer les risques associés.
En conclusion, si la transformation durable fait incontestablement partie des priorités stratégiques pour 2023 et s’invite désormais dans le quotidien de toutes les fonctions managériales, il apparaît essentiel de ne pas sous-estimer le défi que sa mise en œuvre représente.
Alors, à nous de jouer ! En sachant combiner engagement et pragmatisme, articuler court terme et long terme, et surtout en prenant conscience de nos responsabilités collectives.
En tout état de cause, l’inaction n’est pas une option, car comme le rappelle un grand poète anglais, « Celui qui désire, mais n’agit point, engendre la peste » (William Blake).
Article publié dans le magazine REFLETS (communauté ESSEC Alumni) N°146, avril 2023.