Le 31 janvier 2017, le Club Les Echos en partenariat avec le cabinet de conseil Wavestone et le groupe Penelope recevait Dominique Moïsi, Politologue, géopoliticien, conseiller spécial de l’IFRI et professeur associé au King’s College de Londres ainsi que Xavier Ragot, Président de l’OFCE autour du thème : « Après le Brexit et Trump : quel monde ?».
Pour Dominique Moïsi qui a ouvert les échanges, l’élection de D. Trump est une nouvelle donne –‘game changer’ en anglais. Et c’est même, selon lui, l’événement le plus important de ces soixante-dix dernières années pour trois raisons : parce qu’il se produit aux Etats-Unis, parce que l’homme qui vient d’être élu s’appelle D. Trump et parce que le monde est profondément en train de changer. En sept jours à peine, D. Trump, décrets après décrets a transformé de manière radicale l’image de l’Amérique et la réalité de ce qu’était hier la démocratie. Dans le rapport de l’Amérique au monde et de la perception qu’a le monde de l’Amérique, il y a bien entendu une opposition radicale entre B. Obama et D. Trump mais il y a aussi, en réalité, un élément de continuité. Le monde sentait le déclin relatif de l’Amérique déjà sous Obama. Aujourd’hui ce déclin s’est accéléré. S’il faut avant tout s’attacher à analyser les raisons de la victoire de Trump, et sur ce plan-là, la responsabilité des élites en place est considérable, il faut aussi comprendre que ce qui est en train de se passer, c’est non seulement la crise de la démocratie mais aussi l’effondrement d’un monde tel qu’il existe depuis soixante-dix ans. Pour Dominique Moïsi, tous ceux qui mettent en avant l’argument des contrepouvoirs émettent des vœux pieux. Ils se font des illusions car le parti Républicain sera bien demain à la tête de tous les pouvoirs aux Etats-Unis : le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Sa position est qu’il n’est pas sûr que le parti Républicain ait la hauteur de vue nécessaire pour s’opposer au nouveau Président […] et qu’en conséquence, le seul espoir de réel contrepouvoir à D. Trump, c’est la société civile américaine elle-même. C’est l’image de la « bonne Amérique » : celle qui sait ce qui est juste, celle qui sait que si elle se ferme, elle perd de facto le culte de l’excellence qui a été le sien et qui présuppose que l’Amérique soit une terre de rêves pour tous les immigrés.
En revanche, pour Xavier Ragot, si la situation actuelle est bien une rupture profonde, il estime que cela correspond à un cycle de trente ans. En tant qu’économiste, il est frappé par la conjonction des trois événements qui semblent différents mais qui ont, en réalité, le même moteur : l’élection de D. Trump aux Etats-Unis, le Brexit en Angleterre et le débat sur le revenu universel en France. Son analyse est que cela ne traduit pas juste une contestation de la croissance mais bien aussi une volonté de changer profondément les règles économiques et de re-politiser l’économie. Ce que démontrent ces trois événements, c’est que l’économie a échoué dans son projet de réduction des inégalités, dans son projet d’augmentation de l’espérance de vie (notamment celle aux Etats-Unis), dans son projet d’augmentation du bien-être et enfin dans le projet du bonheur partagé. C’est aussi, pour l’économiste, la manifestation d’une crise du libéralisme naïf. A l’avenir, il va falloir penser de manière beaucoup plus profonde et plus intelligente la politique et l’économie – et donc in fine la géopolitique.
En réponse à une question de la salle sur la formation des élites, Xavier Ragot donne son point de vue selon lequel les futures élites devront être à la fois politistes et économistes pour mieux comprendre les phénomènes de marché, les mécanismes de la concurrence, l’innovation, etc. Car, pour lui, ce sont bien les facteurs de marché qui expliquent en grande partie les divergences européennes actuelles. Dominique Moïsi, pour sa part, considère que s’il est important de reconnaître la richesse de la diversité des identités régionales, à l’heure des défis du monde, la priorité de l’Europe n’est pas de démultiplier les centres de décision en régions. C’est même tout l’inverse qu’il faut faire.
« Nous ne sommes pas dans un monde apolaire mais bien dans un nouveau déséquilibre du monde où il n’y a plus d’arbitre, plus de référent ».
Pour le géopolitologue, il est impossible de dissocier l’évolution économique des Etats-Unis du contexte politique et géopolitique dans lequel D. Trump va être, tout à la fois, un acteur et peut-être aussi une cause de risque extrême. La période de déséquilibre dans laquelle nous entrons est la résultante de plusieurs réalités : aujourd’hui, l’Amérique n’est plus l’Amérique, la Russie veut retrouver le statut qui était le sien du temps de la guerre froide, l’Europe n’est pas arrivée à devenir ce qu’elle voulait être et la Chine ne veut tout simplement pas se substituer à l’Amérique mais veut, en revanche, que le monde lui reconnaisse le statut incontesté de première puissance régionale en Asie.
A une question de la salle « la Chine n’est-elle pas le grand gagnant de l’histoire et n’est-elle pas en train de devenir le nouveau leader du monde libre », Dominique Moïsi répond que ce qui vient de se passer aux Etats-Unis est plutôt un cadeau empoisonné pour la Chine qui se trouve face à un dirigeant américain totalement imprévisible et n’aime pas cela. Par ailleurs, pour lui, les priorités actuelles de la Chine sont de consolider le pouvoir du parti communiste, de lutter contre la corruption et d’éliminer les opposants dans son propre pays. Au final, la dimension historique est jugée sous-évaluée par l’ensemble des acteurs économistes et politiques.
Concernant la place de la France dans l’Europe, Xavier Ragot nous livre son analyse et indique que ce ne sont pas juste nos voisins européens mais bien le monde entier qui a les yeux braqués sur les prochaines élections françaises. L’enjeu est même très fort car tous attendent de voir si la France va connaître le même sort que la Grande Bretagne et les Etats-Unis. C’est-à-dire si après le Brexit et D. Trump, c’est Marine Le Pen qui arrivera au pouvoir en France ou bien si notre pays va activer ses ressources internes pour faire barrage au populisme. Les deux invités s’accordent sur le fait qu’il y a bien une exigence politique et une nécessité à rétablir un couple franco-allemand fort et plus ambitieux dans ses réalisations qu’il ne l’est aujourd’hui pour relancer l’Europe. Mais l’économiste précise que les hommes politiques français doivent impérativement comprendre trois choses : en premier, que la zone Euro a été une erreur dans sa formation actuelle ; en second lieu qu’il n’est pas possible de sortir de la zone Euro car cela serait non seulement très coûteux mais aussi très dangereux et enfin qu’il faut repenser le projet européen de manière profonde et réaliste.
Le débat a ensuite été relancé sur le thème de la mondialisation et du numérique. La révolution digitale, depuis 15 ans, pousse profondément et inexorablement vers une mondialisation des échanges et de l’économie, pour Dominique Moïsi, la transparence et l’interdépendance liées à la mondialisation conduisent nécessairement à une forme de repli identitaire. C’est d’ailleurs, selon lui, ce qui réunit le Brexit et l’élection de D. Trump. Dans les deux cas, le vote traduit un mélange de peur, de nostalgie mais aussi de ressentiment. Pour Xavier Ragot, le numérique est bien un enjeu économique central mais il a le sentiment inquiétant que les réseaux sociaux sont un élément de fractionnement et que certaines communautés se radicalisent en se créant leurs propres vérités. «Pour le meilleur ou pour le pire, on n’a encore rien vu des robots ou des intelligences artificielles – mais je pense que ce sera pour le meilleur. C’est mon côté techno-optimiste.»
Le mot de la fin est revenu à Dominique Moïsi. « D. Trump se croit fort mais parfois les perceptions peuvent faire partie des réalités. Je crois que ce sera un test. Google, Apple, etc. se sont opposés au coup de force qui a été décidé par D. Trump dans la plus grande confusion ce week-end. On va découvrir dans les jours, les semaines qui viennent, l’équilibre des pouvoirs. On va voir ce qu’il va se passer». Affaire à suivre donc.