L’informatique quantique, qui est l’application des phénomènes quantiques dans un ordinateur, va révolutionner le domaine du possible dans de nombreux secteurs industriels : transports, logistiques, énergie, santé, finance ou encore cybersécurité. Aujourd’hui, l’ordinateur quantique, avec une puissance d’une centaine de qubits (bits quantiques) et des cas d’usage encore limités, n’est qu’au début de ses applications. Cependant, plusieurs expérimentations sont faites depuis une dizaine d’année et des études estiment que l’informatique quantique devrait générer jusqu’à 950 milliards de dollars d’ici 2035 à 2050 [1]. Cette promesse amène de nombreux pays dont la France à développer un écosystème quantique pour faire avancer la technologie, développer le marché du quantique, valoriser l’avantage concurrentiel du pays et renforcer la souveraineté nationale sur ces technologies.

De nombreux acteurs tels que le monde académique, les startups, les grands groupes mais aussi les pouvoirs publics sont impliqués dans cet écosystème. L’Etat Français a notamment lancé en janvier 2021 un plan d’investissement ambitieux (PQF : Plan quantique français) pour la recherche, le développement et l’industrialisation des technologies quantiques.

Ainsi, trois ans après le lancement de ce plan, comment se porte l’écosystème quantique français ? La France peut-elle réussir à se faire une place à l’échelle mondiale dans l’industrialisation du secteur quantique ?

Une base académique quantique solide, socle de l’écosystème quantique

L’informatique quantique pourra être utilisée pour simuler, optimiser et résoudre de nombreux problèmes complexes, actuellement hors de portée des plus puissants supercalculateurs. Aujourd’hui, la technologie n’est pas encore suffisamment mature pour exploiter tous les cas d’usage imaginés. La recherche et les avancées technologiques doivent donc continuer.

Il s’agit d’un avantage pour la France qui dispose d’une base académique solide sur le quantique. Les nombreux instituts, universités (Polytechnique, l’ENS, L’Université Paris Saclay, etc.), et laboratoires de recherche de renommée mondiale (CEA, CNRS, INRIA, etc.) permettent à la fois des avancées scientifiques significatives, en témoigne la remise du prix Nobel à Alain Aspect pour ses travaux précurseurs sur la deuxième révolution quantique, mais aussi la production de talents nécessaires à l’accroissement de l’écosystème. En ce sens, le PQF ainsi que d’autres programmes français sont essentiellement axés vers la recherche et la formation. Le projet QuanTedu-France a récemment été primé lors de la Journée nationale des “Compétences et métiers d’avenir” (CMA). Il réunit un consortium de 21 institutions académiques appuyées d’acteurs industriels. Son objectif est d’alimenter l’écosystème quantique français en talents et experts pour faire face à la vague de besoins qui se profile.

Cependant, cet avantage académique doit pouvoir évoluer pour s’adapter dès à présent aux contraintes et besoins des entreprises. Les startups, avec des besoins de talents d’horizons scientifiques divers lèvent l’alerte sur la rareté des profils qui pourrait s’avérer être une menace pour leurs ambitions. Les profils issus de formations en quantique ou dans des domaines en adhérence se tournent davantage vers la recherche, le quantique étant aujourd’hui encore trop marginale dans les entreprises. Pour un passage à l’échelle, la France doit donc accélérer la formation de nouveaux talents dans toutes les filières académiques, et notamment les parcours ingénieurs, pour permettre une conversion des métiers vers le quantique.

Des entreprises françaises du quantique qui rivalisent à l’échelle mondiale

Comment évaluer les performances d’un ordinateur quantique ?

Google ou IBM, ont déjà affirmé avoir réussi à atteindre la « suprématie quantique » en fabriquant une machine quantique plus puissante que les supercalculateurs actuels. En réalité, ce terme est à nuancer car il n’y a pas encore de consensus sur la manière de réaliser une étude comparative pertinente entre les ordinateurs sur le marché. Le nombre de « qubits » (quantum bits), unités élémentaires d’un ordinateur quantique, est souvent avancé en tant que preuve de performance. Cependant, la qualité ou capacité à manipuler les qubits, doit aussi être prise en compte. La course aux technologies quantiques repose donc aussi en grande partie sur le développement de qubits stables, dits « qubits logiques ».

Depuis une dizaine d’années, le nombre de startups quantiques créées augmente. On comptabilise plus de 50 startups françaises, principalement issues du monde académique. Ces entreprises sont pour certaines leaders dans leur domaine et bénéficient de financements importants notamment via des levées de fonds. Elles se penchent déjà sur des cas d’usage basés sur des besoins clients en expérimentant leur technologie en partenariat avec de grands groupes industriels (EDF, Thalès, Crédit Agricole, Orange, Airbus, etc.). Ces démonstrations pratiques donnent ainsi un aperçu sur le potentiel à court et moyen terme de l’informatique quantique, en attendant le développement d’ordinateurs quantiques plus puissants ou universels. On peut différencier les entreprises spécialisées dans la fabrication de l’ordinateur quantique ou de composants, le développement d’algorithmes appliqués à l’ordinateur quantique ou encore les technologies dites « habilitantes » comme des systèmes de refroidissement extrêmes ou des systèmes optiques.

Parmi les principales entreprises s’intéressant à la création de composants, on peut citer PASQAL qui développe un ordinateur quantique dit à « atomes neutres », Alice&Bob tournée vers les « qubits de chat » qui a créé le qubit le plus stable au monde ou Quandela avec un ordinateur quantique disponible chez OVH basé sur des « qubits photoniques ». D’autres startups commencent à se positionner sur le marché comme Quobly (utilisation de semi-conducteurs) ou Welinq qui cherche à créer une mémoire quantique permettant d’interconnecter des machines quantiques. Preuve du succès de ces startups, PASQAL a levé 100 millions d’euros en janvier 2023 et est identifiée comme future licorne. Avec leurs choix variés de technologies quantiques et leurs importantes levées de fonds, ces entreprises parviennent à concurrencer les géants américains comme IBM, Google, Microsoft ou Amazon.

Dans le domaine des logiciels, le nombre d’entreprises est plus faible et ces dernières sont essentiellement tournées vers le développement de cas d’usage. En pharmaceutique, on retrouve Qubit Pharmaceuticals qui participe au développement de médicaments en simulant leurs propriétés à l’aide de la puissance du calcul quantique. En sécurité informatique, Cryptonext Security, avec Thalès, a développé un algorithme de cryptographie post-quantique sélectionné par le NIST, l’institut national américain des normes et des technologies, pour être une norme de cryptage résistant aux futures menaces quantiques. De nouveaux projets se lancent en permanence mais cette sous-représentation d’acteurs software s’explique par les capacités encore limitées des ordinateurs quantiques, qui ne permettent pas d’implémenter l’intégralité des cas d’usage. Cependant, ce développement de la filière des logiciels quantiques est complémentaire à la construction de l’ordinateur et doit être encouragé au risque de prendre du retard. De plus, les acteurs français devront être pro-actifs dans le développement de standards pour assoir une souveraineté et faciliter l’adoption à tout niveau.

Aujourd’hui, les technologies habilitantes couvrent principalement les systèmes de refroidissement extrême et les systèmes optiques selon la technologie de qubit employée. Par exemple, Air Liquide et sa filiale Cryoconcept, spécialisée dans les systèmes de cryogénie, apportent une brique technologique majeure aux constructeurs d’ordinateurs quantiques en adaptant leurs produits aux besoins spécifiques du quantique. Il est nécessaire de continuer à appuyer les startups du quantique en les aidant à développer les technologies habilitantes nécessaires.

D’importants financements français sur un marché encore craintif

La stratégie nationale sur le sujet du quantique est représentée par le Plan Quantique Français. Il s’agit d’un des investissements publics les plus importants ayant pour objectif d’élever la France au rang des puissances mondiales des technologies quantiques. Les enjeux sont doubles : disposer de technologies quantiques, et en particulier d’un ordinateur quantique de fabrication française pour des besoins de souveraineté, et attirer les investissements et les futures retombées économiques estimées.

Trois ans plus tard, le constat est mitigé. Si des premiers financements dédiés à la recherche avec le Programme et Equipements Prioritaire de Recherche Quantique (150 millions d’euros sur 5 ans visant à financer 10 projets scientifiques majeurs) ont été déclenchés, ce plan est arrivé tardivement par rapport aux autres plans étatiques (Royaume-Uni en 2014, Chine en 2015, Allemagne et Etats-Unis en 2020) et peu de visibilité est donnée sur les investissements et les bénéfices. La médiatisation du PQF a tout de même mis un coup de projecteur sur le quantique en France, aidant à dynamiser l’écosystème.

Les fonds d’investissements privés suivent l’exemple du public en s’impliquant dans le développement et le financement de technologies quantiques, en particulier en accompagnant et développant des projets en partenariat avec des start-ups. On peut notamment citer le fond Quantonation qui est dédié en grande partie aux technologies quantiques mais également des fonds plus généralistes tels que Daphni, Supernova ou BPI France. En revanche, malgré quelques participations à des levées de fonds de start-ups, les entreprises investissent encore peu dans le quantique. Le faible engouement des entreprises s’explique par une attente de la démonstration des promesses de l’informatique quantique. Si les laboratoires et les start-ups ont présenté ces dernières années de nombreux progrès techniques, la technologie n’est pas encore mature et le plein potentiel du quantique ne sera pas atteint avant une dizaine d’années selon les feuilles de route partagées par les constructeurs. Ces investissements sont toutefois nécessaires à l’émergence et à l’accélération du quantique en France. L’apport financier et métier des entreprises privées est bénéfique pour le développement de la technologie par les start-ups et entreprises en R&D françaises. Il est essentiel pour ces entreprises privées qu’elles prennent pleinement conscience de l’ensemble des opportunités métiers que représente le quantique et commencent à mener des réflexions sur les cas d’usage à mettre en place, notamment pour rester concurrentiel.

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La France face à un écosystème quantique mondial source de défis

Même si ces investissements permettent de saisir le virage du quantique, ils ne répondent pas suffisamment aux besoins du secteur. De manière générale, sur les nouvelles technologies, les investisseurs français et européens peuvent être prudents. A titre de comparaison, les fonds américains privés adoptent une approche plus audacieuse en investissant très tôt et massivement dans des technologies émergentes à haut risque. La Chine de son côté repose sur des investissements publics colossaux, même s’ils sont difficiles à quantifier, pour financier le développement de sa filière quantique.

L’écosystème international est riche et primordial pour le développement des nouvelles technologies quantiques. Pour rester dans la course du quantique, la France doit développer ses liens avec ses partenaires économiques étrangers, en particulier européens. L’enjeu est de taille car les investisseurs outre-Atlantique commencent à scruter avec grand intérêt les start-ups françaises.

La coopération européenne prend forme via le Flagship Quantique lancé en 2018 : 1 milliard d’euros sur 10 ans visant le financement de plusieurs projets : le European Quantum Computing & Simulation infrastructure (EuroQCS) qui a pour but de développer une infrastructure paneuropéenne reliant ordinateurs quantiques et calculateurs classiques ; le projet Quantum Internet Alliance pour le développement d’un internet quantique sécurisé européen dans lequel Thalès est très impliqué ; ou encore le projet OpenSuperQ pour le développement d’un ordinateur quantique européen universel de haute performance.

Plusieurs projets et partenariats entre états, entreprises, universités ou encore laboratoires ont été mis en place ces dernières années dans cette optique de coopération et d’émulation. La France s’est alliée aux Pays Bas, dans un pacte sur l’innovation, et le Québec avec la mise en place d’un consortium d’universités partenaires. Les USA ont signé des accords de coopération, notamment en matière de cryptographie quantique, avec plusieurs pays comme la France, le Royaume-Uni ou la Corée du Sud.

Dans le secteur privé, la même logique s’applique : les entreprises vont chercher à mutualiser leurs expertises afin d’être plus compétitives ou bénéficier d’expertises spécifiques. Début 2022, Pasqal, startup axée sur le hardware, a fusionné avec l’entreprise néerlandaise Qu&Co, spécialisée dans le software quantique. Pasqal a aussi ouvert des bureaux aux USA et au Canada et travaille avec des clients étrangers tels que BMW ou Siemens.

Cependant, même si l’UE et les pays européens figurent parmi les leaders en matière d’investissement public et ont adopté des plans solides, les USA restent en tête dans l’obtention de brevets, la création de start-ups et les investissements, suivi par la Chine, selon le cabinet BCG [3]. Les géants du numérique américains (comme Google, IBM ou encore Amazon) font également la course à l’ordinateur quantique et bénéficient d’un auto-financement, de ressources déjà présentes en interne mais également de grands comptes déjà consommateurs de leurs produits.

L’émergence des technologies quantiques représente aussi une opportunité pour l’Europe et en particulier la France de s’affirmer comme une place forte en innovation pour attirer les investisseurs, les entreprises et les talents. On peut citer QC-Ware, une entreprise californienne qui s’est installée en Ile-de France ou encore, IBM qui a créé un hub quantique à Montpellier.

Il est également à noter que plusieurs pays prévoient déjà une deuxième vague de financement [4] et la France doit s’aligner afin de soulager les acteurs de l’écosystème dans cette phase de développement critique à l’émergence industrielle de cette technologie.

En définitive, l’écosystème quantique français est en constante effervescence et se positionne comme un acteur majeur dans la course aux technologies quantiques à l’échelle mondiale. Cependant, l’écosystème quantique est complexe et doit dépasser encore de nombreux défis : créations de talents, maintien dans le temps de l’investissement, coopération internationale et adoption rapide des industriels, élément clé pour faire atterrir un écosystème mature. Ainsi des premières actions doivent être engagées dès maintenant pour anticiper cette révolution :

  1. Comprendre le marché que représente les technologies quantiques notamment via des sessions d’acculturation : ses opportunités et risques pour l’organisation, les grandes tendances, les cas d’usage et applications futurs.
  2. Se préparer en lançant des premières expérimentations sur des cas d’usages pertinents avec une équipe dédiée au contact de l’écosystème validant l’intérêt de la technologie pour les besoins business et métiers.
  3. Etablir une feuille de route quantique à long terme en se basant sur les réflexions et les expérimentations effectuées et implémenter une stratégie d’industrialisation prenant en compte le sourcing, le recrutement ou encore le financement.

L’enjeu principal pour tout nouvel acteur sera de réussir à identifier judicieusement ses partenaires (start-ups, financeurs, accompagnements etc.) et d’établir une feuille de route en fonction de l’importance stratégique de l’organisation dans l’adoption de cette nouvelle technologie.


Bibliographie

1 « What Happens When ‘If’ Turns to ‘When’ in Quantum Computing? », BCG Global, 28 juin 2021. Lien internet : https://www.bcg.com/publications/2021/building-quantum-advantage

2« Annual-Report-State-of-Quantum-LLQ-Final.pdf » p70, Le Lab Quantique, mars 2023. Lien internet : https://lelabquantique.com/wp-content/uploads/2023/03/Annual-Report-State-of-Quantum-LLQ-Final.pdf

3 « Can Europe Catch Up with the US (and China) in Quantum Computing? », BCG Global, 19 août 2022. Lien internet : https://www.bcg.com/publications/2022/can-europe-catch-up-in-quantum-computer-race

4« Accélération et amplification du plan quantique – Sénat ». Lien internet : https://www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ230305935.html (consulté le 31 mars 2023).