« Une décision se prend toujours en assemblée impaire, et trois, c’est déjà beaucoup » disait le Maréchal Foch à propos de la décision. Sur le même sujet, le Général de Gaulle déclarait : « J’ai entendu vos points de vue. Ils ne rencontrent pas les miens. La décision est prise à l’unanimité ». Au-delà du trait d’esprit, ces citations, dont on ne peut contester le leadership des auteurs, illustrent un point essentiel du processus décisionnel. La décision est le privilège d’un seul, le chef, qui l’assume. Pour un personnage d’exception comme le Général, cela pouvait aller jusqu’à se retirer du jeu, le cas échéant. Ce qu’il fit, comme chacun sait.
Mais, cela ne sous-entend pas pour autant un exercice solitaire du processus conduisant à la décision. Car le chef, c’est aussi celui qui a besoin des autres pour écouter, s’informer et réfléchir, pour challenger ses choix, orienter son équipe, faire connaître sa vision, in fine pour convaincre.
Décider, c’est donc d’abord mettre en œuvre collectivement un processus de maturation qui repose sur des principes bien établis. Interrogeons-nous seulement sur ces deux questions : sur quoi décider ? Comment maximiser ses chances de prendre la « bonne » décision ? Des questions fondamentales auxquelles tout dirigeant doit tôt ou tard réfléchir, et dont les réponses vont structurer son leadership.
Que décider ?
Le chef décide de ce qui est de son ressort. Cette banalité cache un abîme de dysfonctionnements quand elle n’est pas appliquée. N’avons-nous pas tous souffert, un jour, de chefs voulant décider de tout, et détruisant finalement l’autonomie qu’ils avaient eu l’illusion d’accorder ?
C’est toute la différence entre stratégie et tactique, la première étant le cadre dans lequel peuvent se développer les secondes. En d’autres termes, la stratégie définit la vision et les grandes étapes pour la réaliser. C’est l’apanage du chef de fixer la stratégie. La tactique est liée à l’action opérationnelle. Elle est le plus souvent « à la main » des échelons subordonnés, à condition qu’ils aient bien compris l’intention du chef, c’est-à-dire sa vision.
Ces principes immuables ont été illustrés à toutes les époques sur les champs de bataille. Napoléon aurait-il gagné ses batailles s’il avait confisqué l’initiative tactique à ses généraux ? Le 22 novembre 1944, les ordres donnés par le général Leclerc sont de « prendre Strasbourg et si possible Kehl, de l’autre côté du Rhin, tout en continuant à surveiller et tenir la trouée de Saverne et de se garder face au sud des réactions ennemies ». Trois lignes et c’est tout ! L’initiative et la fougue de ses commandants de groupement feront le reste. Cela paraît simple, mais en réalité, « les guerriers victorieux gagnent d’abord et vont ensuite en guerre, tandis que les guerriers défaits vont à la guerre puis cherchent à gagner » (Sun Tzu – l’Art de la Guerre). Tout est là. C’est bien par la préparation de sa décision que Leclerc l’avait déjà en partie emporté. C’est l’autonomie laissée à ses subordonnés et leur engagement qui ont réalisé l’atteinte des objectifs, mais c’est le processus amont d’analyse et de réflexion qui a permis que cela se fasse. Cela nous amène à notre deuxième question.
Comment maximiser ses chances de prendre la bonne décision ?
Une bonne décision est toujours déclarée « bonne » après coup, car ce sont ses conséquences qui permettent de la qualifier de bonne ou de mauvaise. Or, l’avenir ne se prédit pas. Mais on peut réduire la part d’incertitude par une analyse dynamique des facteurs conduisant à l’identification de « futurs possibles » qui structureront l’élaboration de la stratégie, ce qu’il est coutume d’appeler « prospective ».
Préparer la décision, c’est donc regarder devant pour tenter de dissiper le « brouillard de la guerre ». Cela ne s’improvise pas. C’est au contraire un processus rigoureux et collectif qui consiste à analyser l’ensemble des données pouvant influer sur l’atteinte des objectifs (environnement, contexte, acteurs) et d’essayer d’en déterminer l’influence relative sur « le cours des choses ». De nombreuses méthodes de raisonnement et des outils spécifiques d’aide à la décision (jeux de stratégie, serious games, simulation…) ont été développés à l’usage des dirigeants. Tous ont leurs atouts et leurs faiblesses. Mais tous mettent au premier plan l’intelligence au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire la capacité à donner du sens à des données brutes d’information pour en dégager des lignes de force et des tendances : évolutions culturelles, démographiques et sociétales, état du marché, cartographie de la concurrence, ruptures technologiques, etc. Autant de champs qui doivent alimenter les analyses (qu’elles soient de type SWOT ou autres) de l’état-major d’un grand capitaine d’industrie pour préparer la décision stratégique.
Encore faut-il disposer de l’équipe capable de conduire en continu ce processus pré-décisionnel. Qu’aurait été le génie de Napoléon sans l’extraordinaire capacité de son chef d’état-major, Berthier, à anticiper, planifier et traduire en directives et plans de bataille les intuitions fulgurantes de l’Empereur ? L’histoire attribue la défaite de Waterloo au retard de Grouchy, mais qui sait qu’à sa dernière bataille, Napoléon était privé de Berthier ? Savoir s’entourer, gérer les talents, est donc une nécessité pour un dirigeant qui sait qu’il ne peut tout maîtriser lui-même, tout savoir dans un monde de plus en plus complexe et évolutif.
Mais cela signifie-t-il que Berthier aurait pu conquérir l’Europe sans Napoléon ? Évidemment non, on ne peut restreindre la décision à des processus d’analyse et de planification ! Décider devient un Art quand les techniques de la décision sont portées par une personnalité capable d’en sublimer toutes les potentialités. « Bien que le peintre qui compose son tableau doive absolument connaître les lois de la perspective et s’y soumettre, l’observation même de ces lois comporte une part nécessaire faite au sentiment » (Karl Robert – Traité Pratique de la peinture à l’huile – 1891). Ce que Robert nomme « sentiment », on peut aujourd’hui, dans le domaine du management, le qualifier d’intuition, de discernement, de capacité de jugement, de flair, d’aptitude à saisir les opportunités, d’esprit de décision, etc. Autant de qualités et d’aptitudes qui se forgent dans la durée par l’éducation, la culture générale (l’école du commandement, selon de Gaulle dans « Le fil de l’épée »), l’expérience, les leçons apprises des échecs, etc. et qui doivent être enracinées et cultivées dans un terreau propice : la « personnalité » même du décideur, homme ou femme de caractère et de convictions.
C’est quand cette symbiose entre maîtrise de techniques de raisonnement et « soft skills » est réalisée que l’on tutoie l’Art de décider.
L’art de décider
Au final, qu’en déduire ? Prendre des décisions stratégiques à bon escient ne serait-il réservé qu’à quelques oiseaux rares dont Steve Job serait l’emblème dans le domaine économique ? Prenons le problème à l’envers. Décider est l’un des marquants les plus forts de l’acte de management. C’est souvent par le prisme de la décision que l’on juge du style de management d’un décideur, à tel point que la non- décision est parfois érigée en système de management !
Apprendre à manager, puis améliorer son management tout au long de sa vie personnelle et professionnelle, conforter son leadership, rechercher les mises en situation, apprendre de ses échecs, benchmarker les réussites, s’appuyer sur des équipes compétentes, le tout en puisant dans le meilleur de son savoir-être et de sa relation aux autres et en cherchant en permanence à approfondir sa « connaissance du monde », n’est-ce pas finalement le plus sûr chemin pour approcher le graal de l’Art de décider ? Pour cela, les méthodes, les outils et les programmes de développement individuels et collectifs existent. À défaut de vous faire devenir le Steve Job du futur, ils vous éviteront peut-être les ornières de la « mauvaise décision ».