Une culture dominante du contrôle…
« Usine à gaz », « monstre réglementaire », « délire bureaucratique », « mal nécessaire » … Plusieurs dirigeants ne mâchent pas leurs mots, lorsqu’on évoque aujourd’hui avec eux les nouvelles obligations qui s’imposent progressivement à leurs entreprises en matière de reporting extra-financier (taxonomie, CSRD…). Force est de constater que les gouvernements, à échelle nationale et européenne, ont fait preuve ces derniers mois d’un volontarisme notable pour créer des dispositifs et installer de nouvelles règles visant à mieux intégrer la prise en compte des grandes défis contemporains (environnementaux et socioéconomiques) dans la marche du monde, et ainsi mieux réguler le comportement des grands acteurs du marché.
L’humanité fait ainsi ce qu’elle semble savoir faire le mieux, de longue date : confrontés à des phénomènes complexes, qui viennent perturber nos ambitions et nos projets, nous nous ingénions à inventer des réponses des plus sophistiquées (saturation de procédures, protocoles, indicateurs…), bien souvent sans prendre suffisamment le temps du questionnement, de la réflexion, de l’élucidation collective.
Pourquoi ? Car il nous est proprement insupportable de ne pas contrôler, maîtriser ce que concevons comme étant notre destin. Mieux vaut donc agir vite, même si on ne “sait” pas, quitte à entretenir l’illusion que nous continuons à tenir la barre. Cette culture dominante du contrôle est à la fois profonde, et souvent inconsciente.
Pourtant, l’entrelac de crises que nous vivons (urgence climatique, pandémies, tensions socioéconomiques et géopolitiques…) soulève un grand nombre de questions fondamentales sur nos modes de vie, et incite prioritairement à la prise de distance, plutôt qu’à l’affolement. Nous avons jusqu’ici répondu par la sémantique de la « transition », partant peut-être un peu vite du principe que nous nous comprenions tous parfaitement bien sur le sens de ce mot et de ses multiples implications. Or la diversité (bien réelle) des perceptions, des attentes et des préoccupations risque fort de resurgir négativement, au moment d’implémenter les solutions complexes que nous nous hâtons de vouloir mettre en œuvre.
Ce constat s’applique aussi bien au changement climatique qu’à l’intelligence artificielle ou au COVID-19… Face à des « objets » qui nous fascinent autant qu’ils nous sidèrent, nous passons plus de temps à parler des problèmes, des risques et des projets de court terme, qu’à véritablement dialoguer pour mieux nous comprendre et, ensemble, préparer le futur.
Les impératifs de la transformation durable s’invitent dans un monde économique qui reste très orienté sur les intérêts du court terme. D’un côté, on s’obsède des changements du futur (ce qui génère une angoisse immédiate, propice à l’idéologisation des solutions) ; de l’autre, on continue d’exiger des résultats économiques immédiats. Le traitement de cette dissonance cognitive fondamentale est probablement le principal facteur de succès de la transformation durable.
Ne prenons pas pour acquis le sens des mots : transition(s), RSE, éthique… Il nous faut régulièrement réinterroger leur sens, pour avancer ensemble dans la bonne direction. Si toutes les fonctions, dans une entreprise, se mettent à “faire de la RSE”, sans bien s’entendre au préalable sur ce que cela signifie, le risque est grand qu’au bout du compte, plus personne n’en fasse vraiment. Le développement de cadres de reporting extra-financier standardisés pourrait fournir l’illusion de parler le même langage… mais comporte aussi le risque d’une perte de sens.
Complexité et incertitude sont indissociables…
Dans le modèle de conduite du changement “VUCA” (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity), qui fait bien écho à plusieurs caractéristiques actuelles de la transformation durable, l’incertitude est juxtaposée à la complexité, comme si elle était un objet différent, alors qu’elle en constitue en réalité une caractéristique essentielle et indissociable.
Là où les Anglosaxons ont développé une approche de la complexité entièrement centrée sur la théorie des systèmes, le philosophe Edgar Morin défend l’idée alternative d’une approche de la complexité incluant explicitement notre irréductible ignorance des choses et du monde, malgré tous nos savoirs.
En matière de transformation durable, sommes-nous prêts à accepter que l’ignorance, et donc l’incertitude, fassent partie de nos cadres d’action ? Faut-il vouloir tout comprendre, tout mesurer et tout résoudre d’un seul coup, à grands coups de modèles par nature imparfaits ? D’autant que ce que nous ignorons n’est pas nécessairement fait de difficultés, mais peut cacher des solutions voire des merveilles.
Si notre objectif collectif doit rester celui d’une certaine résilience face aux crises de toutes natures, gardons à l’esprit qu’un roseau a plus de chances qu’un chêne de résister à un ouragan… Si le simplisme est fondamentalement problématique, la simplicité en revanche est souvent une force…
Pour fonder la transformation durable sur des solutions simples, nous devons retrouver le temps, l’habitude et le goût de réfléchir, en privilégiant un usage simple et précis du langage, prérequis essentiel pour conduire sereinement et efficacement la transformation durable.
Une priorité : apprendre à réapprendre…
La transformation durable nous projette vers un avenir théoriquement désirable (équilibres environnementaux préservés, société plus juste, etc.), mais au prix d’un processus complexe et incertain.
Pour nous élancer vers le futur, il nous faut donc convoquer et mobiliser toutes nos compétences existantes, que l’on a trop souvent tendance à sous-estimer, étant plus occupés à parler des problèmes et des défis, que des outils déjà à notre disposition pour y faire face. Or nous savons faire beaucoup plus de choses que ce donc nous avons conscience. Donc nous pouvons nous faire infiniment plus confiance que ce que nous croyons…
En plus de vouloir systématiquement développer de nouvelles compétences “dures“, nous devons réapprendre à vivre dans l’incertitude, favoriser la prise de parole pour prendre conscience, formuler et intérioriser les questions fondamentales posées par la transformation durable. Cela est certes nettement moins immédiat que d’imposer des règles, mais nous avons un intérêt fondamental à parier sur ce temps long.
Comme nous l’enseigne très sérieusement la phénoménologie, nous devons réapprendre à nous connecter aux sujets de la transformation durable de manière simple, ajustée et précise, empirique, grâce notamment à une “dé-sédimentation“, une fluidification du langage, des idées, des expériences. Pour ne pas nous laisser enfermer dans des manières de poser les problèmes issus du passé et inadaptées, sur des sujets aussi importants que ce que nous appelons actuellement la transformation durable.
Article publié dans le magazine REFLETS (communauté ESSEC Alumni) N°148, juillet/août 2023.