Risques et incertitudes, des construits sociaux…
« L’illusion de contrôle » serait plus persuasive que « la réalité de l’incertitude », si l’on en croit Morgan Housel, auteur et chroniqueur au Wall Street Journal, dans son ouvrage intitulé « La psychologie de l’argent » (2022). Notre nature humaine nous inciterait à « gommer » l’incertitude, en rassemblant un maximum de données, de savoirs et de règles, pour nous rassurer sur notre capacité à prendre les bonnes décisions.
Si l’on étend cette thèse à la « société du risque » au sens large, confrontée à des menaces de plus en plus incalculables et imprévisibles (dont le réchauffement climatique), comment parvenir à une telle illusion de contrôle, sur une ligne de crète entre connaissance et ignorance ?
Notre quête de contrôle peut nous conduire à commettre des erreurs significatives dans l’évaluation des risques, en raison de biais inhérents aux approches mises en œuvre qui recourent parfois à des raisonnements et/ou données inexactes. Le choix même des profils d’experts mobilisés peut s’avérer lourd de conséquences. Risques et incertitudes, comme le montre la sociologie, sont des construits sociaux.
Prenons le cas du bisphénol A (substance chimique de synthèse utilisée notamment pour produire des biberons, bouteilles, conserves…). L’évaluation sanitaire a été initialement confiée à des toxicologues, pour lesquels « la dose fait le poison » et qui ont donc concentré leurs travaux sur la recherche de seuils de tolérance. La mobilisation d’épidémiologistes (initialement moins influents dans les travaux) a permis d’inclure les notions de « faible dose » et d’« effet cocktail », élargissant le champ de l’évaluation pour mieux comprendre au final les multiples impacts des perturbateurs endocriniens.
Autre exemple : l’évaluation incomplète des risques d’une attaque nucléaire sur le sol américain, expliquée par Lynn Eden (chercheuse à l’Université Stanford) dans son ouvrage « Whole World on Fire » (2003). Selon l’auteure, l’effet du flash thermique (spécifique à l’arme nucléaire, susceptible de déclencher des incendies massifs) aurait été largement sous-estimé, en raison de l’absence d’experts de ce phénomène dans les groupes de travail convoqués par le Gouvernement américain.
« Il y a des choses qu’on sait qu’on connaît. Il y a des choses qu’on sait qu’on ignore.
Mais il y a aussi des choses qu’on ignore qu’on ignore. »
Donald Rumsfeld (ancien Secrétaire d’Etat américain à la défense)
Quelle place pour les experts dans la société du risque ?
Le défi de l’incertitude invite plus généralement à questionner le rôle des experts dans le fonctionnement de la société. Comme la pandémie de Covid-19 l’a bien illustré, les experts apparaissent de plus en plus exposés, régulièrement convoqués pour éclairer et rassurer (autant que possible) les décideurs et les opinions publiques. Pourtant, les modèles qu’ils utilisent le plus souvent à l’appui de leurs préconisations (projections épidémiologiques, climatiques…) comportent eux-mêmes, par construction, une part irréductible d’incertitude, ce qui demeure une réalité souvent mal comprise et mal acceptée.
Le séisme de l’Aquila en Italie (300 morts en 2009) fournit un exemple frappant de cette exposition des experts, dont le rôle est parfois réduit à celui de devins. Interrogés par les autorités après les premières secousses pour savoir s’il était possible d’autoriser les habitants à rentrer chez eux, un avis favorable avait été émis sur la base d’évaluations techniques jugées rassurantes. Des répliques inattendues ont causé de nouvelles conséquences humaines dramatiques, et sept scientifiques italiens ont été condamnés à six ans de prison pour « homicide par imprudence ».
Cette tendance inquiétante à la judiciarisation pourrait demain inciter les experts à ne plus accepter de jouer leur rôle, pourtant essentiel pour éclairer l’action publique et privée face à des risques naturels mais aussi face au déploiement d’innovations technologiques (5G, intelligence artificielle…). Par crainte d’une surexposition personnelle, d’une confusion sur leur rôle et d’une méconnaissance des fondements scientifiques de leurs méthodes et outils. Il apparaît essentiel de changer le cadre du lien entre experts et décideurs, pour mieux faire face à la gestion des incertitudes.
L’acceptation de l’incertitude, et la pédagogie à destination des opinions, sont encore plus nécessaires dans le cas des risques dits « existentiels », de plus en plus étudiés[1] et qui se distinguent des risques opérationnels et des risques émergents. Leurs conséquences seraient désastreuses pour l’humanité, à grande échelle (tempête solaire, par exemple).
Face à de telles menaces, caractérisées par une formidable incertitude sur le temps long, certains prônent des solutions extrêmes (transhumanisme, migration vers d’autres planètes…), sur le fondement d’une foi absolue dans le salut par le progrès technique. On peut toutefois interroger la crédibilité et surtout le réalisme de telles approches, face à la dimension sociétale de la transformation durable.
[1] Cf. par exemple le Centre for the Study of Existential Risks, Université de Cambridge.
Quelles conséquences pour la transformation durable ?
Face à l’incertitude, que faire ? Les stratèges militaires comme le Général Vincent Desportes soulignent trois priorités :
Les actions doivent permettre de renforcer la résilience de l’organisation, qui devient un enjeu central dans la manière d’aborder et de traiter les risques en général (et les risques RSE en particulier). Au lieu de bâtir des plans d’action sur la base d’un « degré de tolérance acceptable » pour chaque risque identifié, il s’agit plutôt de faire l’hypothèse que les risques vont se matérialiser (par exemple : « 50 % du personnel décède dans une grave pandémie »), et d’en déduire un plan d’action permettant de faire face.
L’anticipation s’aborde sous un angle collectif. Il apparaît essentiel de renforcer et développer le dialogue avec les parties prenantes, en créant des panels interdisciplinaires alimentés en contenus ciblés. Pendant plusieurs années, AXA a ainsi eu recours à un comité des parties prenantes généraliste auquel s’ajoutait un panel centré sur les enjeux éthiques liés aux usages des données personnelles et de l’intelligence artificielle.
La liberté d’action requiert une autonomie managériale accrue, une culture de la confiance plutôt qu’une culture du contrôle. Nous reviendrons sur ce point essentiel à l’occasion d’une prochaine chronique, consacrée au leadership de la transformation durable. Chaque niveau de l’organisation doit pouvoir contribuer aux actions comme à l’anticipation stratégique.
Au-delà des dimensions environnementales, sociales et économiques de la RSE, le contexte d’incertitude dans lequel s’opère la transformation durable exige d’avoir un regard aussi large que possible, intégrant spécifiquement les enjeux technologiques et géopolitiques. Technologiques, car les entreprises jouent un rôle majeur et ont une responsabilité de premier plan dans les usages des outils numériques qu’elles contribuent à installer et massifier (usage des données, recours à l’intelligence artificielle, etc.). Géopolitiques, car le retour de la conflictualité et la possibilité d’un monde en guerre incitent à intégrer de nombreux risques extra-financiers émergents, en lien notamment avec les tensions autour de l’accès aux ressources naturelles (eau, métaux…).
Dans ce contexte d’incertitude, le concept d’autonomie stratégique des entreprises est central et doit être intégré dans la dynamique de transformation durable.
« L’incertitude en présence d’espoirs et de craintes vivaces est douloureuse, mais doit être endurée si nous voulons vivre sans le soutien de réconfortants contes de fées »
Bertrand Russel (philosophe et essayiste britannique)
Article publié dans le magazine REFLETS (communauté ESSEC Alumni) N°149, octobre 2023.