Cet article a été rédigé avec la contribution de Léonor Guilhem.
Zoom sur les difficultés rencontrées et les solutions déployées face à la crise sanitaire par les acteurs publics de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Pour contenir la pandémie de Covid-19, la France annonce à compter du lundi 16 mars et « jusqu’à nouvel ordre » la fermeture des écoles, des collèges, des lycées et des universités. Le monde de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) bascule en quelques jours et durant trois mois et demi dans une phase inédite de « numérique distanciel » à laquelle il n’était pas préparé. Une double révolution, à la fois numérique et pédagogique, s’impose à l’ensemble des acteurs, bouleversant leur mode de fonctionnement. Apprenants, enseignants, chercheurs et personnels administratifs ont recours à des solutions technologiques jusque-là peu répandues voire inconnues. En révélant ou en accentuant des inégalités flagrantes d’accès et d’appropriation, cette crise peut aussi impulser une accélération des efforts de transformation déjà entrepris par les acteurs publics, au service d’un enseignement tirant pleinement parti de l’ère numérique.
1/ Bilan de trois mois et demi d'enseignement à distance : une mutation accélérée
État des lieux en France : la vague du numérique et du distanciel
Education Nationale
La fermeture des établissements scolaires a constitué un « crash-test » pour le numérique éducatif. Face aux difficultés initiales, la communauté éducative a démontré une forte capacité de rebond.
Un dispositif d’enseignement à distance, reposant sur les ENT existants, a été mis en œuvre dans l’urgence par le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse et des Sports (MENJS) afin d’assurer la continuité pédagogique et de maintenir un contact régulier entre apprenants, parents et enseignants. Les ENT qui étaient jusque-là un outil complémentaire, une extension numérique de l’enseignement présentiel, sont devenus le principal outil pédagogique. Ce changement de cap soudain a parfois été tumultueux puisque ces ENT n’étaient pas dimensionnés pour recueillir autant de connexions simultanées, entraînant leur saturation dès le premier jour. Si les réponses apportées à ce pic d’activité ont été rapides, la montée en charge des ENT a été inégale selon les collectivités et les académies, qui en assurent l’exploitation, et plus contraignante pour les écoles primaires qui en sont largement dépourvues (87 % en 2018) (1).
Ces dysfonctionnements ont conduit les usagers à se tourner vers des solutions en ligne « gratuites » issues du secteur privé, pas toujours conformes aux critères éthiques de l’École de la confiance. Ce fut le cas de Discord, une plateforme de messagerie instantanée américaine conçue pour les joueurs et proposée par certains élèves face à la surcharge des sites publics de cours en ligne. La plateforme, qui comptait 1,5 million de visiteurs français par jour en 2019, a vu le nombre d’inscriptions quadrupler entre février et mars 2020 (2), en grande partie du fait de son utilisation comme outil de classe virtuelle. Or, les modalités de collecte et d’exploitation des données personnelles prévues par Discord ne sont pas conformes au RGPD. Sans être interdit, son usage n’est pas recommandé par l’Éducation Nationale (3).
En complément des ENT, un partenariat avec le CNED a permis de mettre en place dans un temps record la plateforme interactive « Ma Classe à la Maison » permettant aux enseignants d’animer des classes virtuelles et aux élèves d’accéder à des ressources pédagogiques et à des activités en ligne. Ce dispositif de continuité pédagogique s’est enrichi au fil de la crise avec la diffusion de contenus en lien avec les programmes scolaires dans le cadre de l’opération « Nation apprenante » en partenariat avec les acteurs de l’audiovisuel public et de la presse écrite (émissions en direct, podcasts, etc.).
Enseignement supérieur et recherche
L’enseignement supérieur, mieux adapté et équipé pour un mode distanciel, s’est montré plus agile pour répondre à la crise. La part d’étudiants décrocheurs ne semble pas avoir augmenté, mais un quart des étudiants ont rencontré des difficultés d’équipement ou d’accès (zone blanche, perte de revenus) (4). La crise sanitaire a toutefois révélé le contraste de préparation et d’adaptation entre les établissements. Si le numérique était déjà au cœur du modèle de certaines écoles ou grandes universités comme Assas, Paris Dauphine, Skema ou l’Université Grenoble Alpes (5), pour d’autres, le « tout virtuel » a engendré ou accéléré la prise de conscience sur la nécessité d’un investissement massif (Université de Nantes) (6).
La crise a contraint les acteurs de l’ESR à repenser leur fonctionnement pour la rentrée prochaine. Ainsi la rentrée 2020 s’annonce hybride, avec des cours dispensés à la fois en physique et en ligne. L’équilibre entre présentiel et distanciel varie en fonction des établissements, en France comme ailleurs : à Cambridge la rentrée sera 100 % numérique tandis qu’à Sciences Po Paris les étudiants auront accès à un « double campus » avec la totalité des cours en ligne et des activités réalisées par petits groupes en présentiel.
Panorama mondial des cas d’usage et des technologies dans la gestion de la crise sanitaire par les acteurs publics de l’éducation et de l’ESR
Afin de présenter la diversité des usages technologiques constatée dans le monde lors de la pandémie, Wavestone a élaboré le radar suivant :
En dépit des différences de modèles éducatifs et de maturité numérique, les gouvernements du monde entier ont mis en place un enseignement à distance fondé sur des technologies souvent similaires. Les plateformes numériques ont constitué l’outil principal, complété par des classes virtuelles, et d’autres canaux de communication comme la télévision, le téléphone, ou encore la radio en particulier dans les zones à faible connectivité. La crise sanitaire n’a pas, à ce stade, révélé d’innovations technologiques majeures, mais elle a créé les conditions d’un déploiement accéléré de technologies existantes capables de répondre aux spécificités locales. Ce paysage technologique est néanmoins contrasté par des stratégies d’enseignement qui diffèrent selon les pays.
La crise sanitaire a aussi montré une forte mobilisation du secteur privé, des organisations à but non lucratif et des médias. Des partenariats ont été noués entre le secteur public et le secteur privé afin de répondre aux besoins des acteurs de l’éducation et de l’ESR. Des GAFA aux start-ups de l’EdTech, les entreprises se sont mobilisées pour proposer des solutions le plus souvent « gratuites ». Les associations, parfois en partenariat avec les ONG, se sont également engagées pour soutenir les populations les plus isolées.
2/ L'après-crise en France : une offre d'enseignements en voie d'être renouvelée
L’enseignement à distance a accentué des défis structurants : d’une part la formation au numérique et d’autre part la fracture numérique. La communauté éducative a certes eu à sa disposition une large palette d’outils numériques et de contenus pédagogiques mais l’expérience de la crise a montré que nombreux ont été les acteurs insuffisamment préparés ou accompagnés. La crise a également mis en lumière la fracture numérique et creusé les inégalités socio-culturelles, comme développé plus bas.
Au regard de ces constats et en amont de la tenue des États Généraux du numérique pour l’Éducation en novembre 2020, des leviers d’action apparaissent prioritaires pour réussir la rentrée 2020. Au-delà du contexte pandémique, des leçons à plus long-terme peuvent aussi être tirées pour adresser les problématiques d’accès et de pratique de l’enseignement à distance. Avant même le déconfinement, les Ministères (MENJS et MESRI) ont à ce titre enclenché des réflexions visant à dresser les enseignements sur le long-terme et ont lancé des initiatives concrètes comme l’appel à projet conjoint SGPI et MESRI pour la création de cursus certifiants adaptés au numérique.
Des leviers à court et plus long termes pour renouveler l’offre académique à la lumière de la crise :
3/ Convictions
Le développement contraint de l’enseignement à distance a mis en exergue les inégalités d’accès et d’appropriation du numérique
Les inégalités face au numérique sont autant sociales que géographiques, à commencer par l’accès à Internet. En France, le débit internet est 2 à 5 fois plus faible en zone rurale qu’en ville. Autant d’élèves, étudiants, enseignants ou BIATSS dépourvus du prérequis le plus élémentaire au travail à distance.
La fracture numérique ne se limite pas à une dichotomie entre environnement urbain et rural ; elle se révèle entre catégories de populations au sein d’un même territoire. Au-delà du milieu social, les inégalités d’accès concernent aussi les publics à besoins éducatifs particuliers tels que les élèves en situation de handicap ou allophones, soit près de 300 000 enfants en France (7), qui peuvent nécessiter d’adapter des services numériques éducatifs nativement conçus pour le plus grand nombre.
Enfin, des inégalités d’accès ou d’appropriation des nouvelles technologies existent aussi entre établissements et entre enseignants. Seules 35 % des écoles françaises disposent d’une plateforme de contenus en capacité de soutenir l’apprentissage en ligne, contre 65 % en moyenne dans les pays de l’OCDE (8). Faute de formation, une minorité d’enseignants s’est approprié le numérique : ainsi 36 % des professeurs français permettent à leurs élèves d’utiliser les nouvelles technologies pour réaliser leurs travaux scolaires (9). C’est la plus faible proportion parmi les pays de l’OCDE, où la moyenne s’élève à 53 %.
La crise a mis en lumière les contraintes pesant depuis plusieurs années sur les choix technologiques des acteurs publics de l’éducation
Un triple impératif d’efficacité, de maîtrise budgétaire et de protection des données personnelles freine voire empêche le recours à des solutions gratuites, largement répandues et éprouvées, mais conçues par des acteurs étrangers. Dans le même temps, les acteurs privés de type « GAFAM » ont joué de leur puissance marketing et financière à travers la crise pour démontrer leur capacité à mettre à disposition des outils efficients au service de la pédagogie. Ainsi, Microsoft Teams, une plateforme proposée gratuitement aux personnels enseignants par Microsoft, s’est enrichie de nouvelles fonctionnalités spécialement conçues pour l’enseignement, en juin 2020 (10) : option « lever la main », outil « Classe Insight » d’analyse de la participation des élèves (mesures de l’activité, devoirs rendus, notes obtenues), etc. En moyenne, 25 000 personnels enseignants à travers le monde se sont inscrits chaque jour à l’offre Office 365 Education, entre mars et juin 2020.
L’absence de politique nationale de structuration ou de soutien à la filière française du numérique éducatif contribue à une offre dispersée, peu visible et à la traîne au regard du reste du monde. Aujourd’hui, plus de 400 entreprises françaises ont pour objectif de transformer l’éducation et la formation tout au long de la vie grâce aux technologies numériques. La moitié d’entre elles n’existaient pas en 2015, et 68 % comptent entre 1 et 5 collaborateurs (11). Malgré ce foisonnement, le marché français du numérique éducatif représente 90 millions d’euros par an, versus 900 millions en Grande Bretagne (12). Il existe un écart entre le dimensionnement du marché français de l’EdTech et son potentiel, particulièrement visible sur le segment scolaire, eu égard aux 12,4 millions d’élèves et 870 000 enseignants (13) qui le compose. Cet écart peut s’expliquer par cinq principaux facteurs :
- Le déficit d'infrastructures & d'accompagnement technique et pédagogique dans les établissements scolaires, et plus encore dans les écoles
- L'hétérogénéité et la complexité des circuits de prescription et d'achat
- L'absence d'un budget dédié aux ressources et services proposés par les acteurs de la EdTech à l'échelle de l'établissement ou des collectivités
- Des besoins de financement initiaux et récurrents importants, difficilement supportables par des acteurs de taille modeste face à des concurrents mondiaux
- Des choix technologiques théoriquement encadrés par une politique numérique normative au niveau national mais qui se traduit néanmoins par une forte pluralité des usages numériques au niveau local du fait d'une large autonomie des établissements et des enseignants
Conclusion
Une politique numérique éducative révisée à l’aune des enseignements de la crise sanitaire ne pourra s’affranchir de réinterroger la place des outils du marché (GAFAM) en comparaison des outils proposés par les acteurs publics de l’éducation et de l’ESR, et de la capacité de la filière EdTech à répondre aux besoins. Sur le champ de l’éducation nationale, la question se pose du rôle et de la visibilité du ministère et de ses opérateurs (CNED, Canopée, ONISEP, etc.) dans cet écosystème éducatif numérique.
Cette crise est une opportunité de définir une politique numérique éducative visant à favoriser la structuration d’une filière EdTech française et conduire à l’émergence de champions nationaux voire internationaux avec un enjeu évident de développement économique dans le secteur porteur de la formation à l’échelle mondiale.
Index
(1) Le service public numérique pour l’éducation », Cour des comptes, juillet 2019
(2) « Qu’est-ce que Discord, l’application la plus téléchargée en France depuis le confinement ? », Le Figaro, 20 mars 2020
(3) « Les enseignants peuvent-ils faire cours sur Discord pendant le confinement ? », Libération, 27 mars 2020
(4) « Covid-19 : la réponse des universités françaises », Institut Montaigne Blog, 13 mai 2020
(5) « Le numérique dans l’enseignement supérieur et la formation tout au long de la vie », 15 mars 2017, Wavestone
(6) « Numérique : 1 million d’euros d’investissement exceptionnel pour la rentrée 2020 », Université de Nantes, 25 juin 2020
(7) Soit 232 641 enfants en situation de handicap (Cairn.info, avril 2019) et 64 350 enfants allophones (Education.gouv.fr, 2017-2018)
(8) “A framework to guide an education response to the covid-19 pandemic of 2020”, OCDE, 2020, consulté sur ce site
(9) « Etude TALIS France 2018 », OCDE, 2018, consultée sur ce lien
(10) “Microsoft Strengthens Its Education Offering With New Microsoft Teams Features”, Forbes, 22 juin 2020
(11) Observatoire EdTech, jeu de données mis à disposition sur data.gouv.fr, 2019
(12) « Transformer L’Education Après La Crise », Forbes, 15 juin 2020
(13) Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse, Les chiffres clés du système éducatif, prévision 2019